Aujourd’hui, parlons des Pinnipèdes, groupe de carnivores dont les phoques et les otaries font partie.
Les Pinnipèdes sont un taxon (un taxon est une unité de la classification des espèces vivantes, comme un ordre, une famille, etc) encore pas très bien défini dans l’ordre des Carnivores. Dans celui-ci, ils font partis du sous-ordre des Caniformia (littéralement “forme de loup”).
On peut séparer les Pinnipèdes, en deux super-familles, celle des Otarioidae (dans laquelle on a les familles Otaridae et Odobenidae) et des Phocoidea (avec la famille des Phocidae). Dans les Otaridae on retrouve alors les otaries, chez les Odobenidae le morse et chez les Phocidae les phoques.
Pour vous faciliter la lecture, j’ai fait ce petit arbre phylogénétique des Carnivora ci-dessous, en respectant le système des clades et en ne détaillant vraiment que le taxon des Pinnipèdes (en rouge). Un clade est un taxon monophylétique, c’est-à-dire que les espèces qu’il rassemble descendent d’un même ancêtre commun qui leur est propre. Les nœuds et la construction de l’arbre indiquent alors les degrés de parenté entre chaque clade, c’est-à-dire leurs relations de “cousinage”. Cela permet de classer les espèces vivantes. On peut faire apparaître les informations que l’on souhaite dans un arbre phylogénétique : on peut détailler chaque clade jusqu’aux espèces, s’arrêter aux familles comme ici, ou aux genres, etc. Je vous conseille vivement de chercher ça dans google image, vous en verrez plein, de formes, de couleurs différentes, et avec différents types d’informations.
Il existe d’autres systèmes et certains permettent de prendre en compte les taxons polyphylétiques. Ceux-ci sont des taxons qui regroupent des espèces dont leurs ressemblances sont dues à une convergence évolutive et non à un héritage provenant d’un ancêtre commun. Par exemple tous les mammifères marins forment un taxon polyphylétique puisqu’ils ont convergé vers l’adaptation au milieu marin, mais n’ont pas tous le même ancêtre commun (les baleines sont très éloignés des otaries par exemple) et n’ont donc pas tous évolués de la même façon pour avoir cette caractéristique.
Et donc tout ça pour dire que j’utilise le système des clades (la cladistique) car il permet de mettre en avant l’évolution des espèces et des différents taxons.
Plus les nœuds sont sur la droite et plus la divergence évolutive entre les clades est récente. Par exemple, le clade des Canidae et celui des Ursidae ont divergé plus tôt au sein des Carnivora (avec apparition de caractéristiques différentes chez les uns et chez les autres) qu’avec les Pinnipèdes. Ces derniers ont donc été le troisième clade a diverger au sein de l’évolution du sous-ordre des Caniformia.
Les arbres phylogénétiques ne sont pas figés puisque les découvertes de le communauté scientifique y apportent régulièrement des modifications. La position des clades et taxons est toujours soumise à discussion. Par exemple, pour certains, les Pinnipèdes sont considérés comme une super-famille des Carnivores (mais dans ce cas là, si on considère que les Otaridae et Phocoidea sont des super-familles, ça pose problème), et d’autres ne reconnaissent pas du tout ce clade.
Chaque nœud marque donc l’apparition de caractéristiques propres à son clade, qui peuvent être morphologiques, osseuses ou visibles seulement au niveau moléculaire. Pour les Carnivora, la principale caractéristique commune morphologique est que la prémolaire 4 supérieure et la molaire 1 inférieure sont transformées en carnassières coupantes. Pour les Caniformia, au niveau osseux, il s’agit de la bulle tympanique (la structure osseuse qui contient l’oreille interne) qui est formée d’une seule chambre, tandis qu’elle est séparée en plusieurs chambres par un septum chez les Feliformia. Bien sur, plus on se décale sur la droite et plus ces caractéristiques s’accumulent et permettent de caractériser les espèces : de ce fait, si vous avez bien suivi, les ours par exemple vont avoir une prémolaire 4 supérieure et une molaire 1 inférieure transformées en carnassière, et également des bulles tympaniques en une seule chambre.
Ce qui distingue les Pinnipèdes des autres Carnivores est que ce sont des mammifères marins avec les quatre membres qui ont évolué en nageoires. Ils sont très bien adaptés à la vie aquatique : vue et ouïe adaptées, vibrisses pour détecter les vibrations dans l’eau, couche de graisse isolante importante sous la peau (jusqu’à 50 % du poids total du corps chez certaines espèces), reins efficaces pour filtrer le sel de l’eau de mer, organes génitaux et glandes mammaires rétractés sous la peau, appareil digestif adapté à la plongée, etc.
Ils n’ont également pas de carnassières : leurs ancêtres les avaient, puis les ont perdues en évoluant et des reliquats sont toujours visibles à certains stades embryonnaires chez les fœtus.
Ce clade regroupe 33 espèces actuelles et plus d’une cinquantaine d’espèces fossiles.
Les Otarioidea ont les membres postérieurs qui peuvent leur servir de pieds pour se déplacer sur la terre ferme.
Les Phocoidea se distinguent par des membres qui ne permettent pas un déplacement sur la terre ferme (ils rampent) et sont également plus adaptés à la vie aquatique.
Les Otaridae sont les seuls à avoir des oreilles externes.
Les Odobenidae (le morse) ne possèdent pas de fourrure et les canines supérieures sont transformées en défenses.
J’ai récapitulé les principales caractéristiques morphologiques propres sur la figure suivante :
Il y a aussi bien sûr des différences ostéologiques entre ces groupes et je voulais vous en montrer quelques unes à l’aide de deux crânes, un de phoque commun (Phoca vitulina, à gauche sur la photo en dessous) et un d’otarie à fourrure australe (Arctocephalus australis, à droite). Le phoque a été trouvé sur une plage en Angleterre, ce qui explique son état, et je ne connais pas la provenance du second.
Le phoque commun vit sur les côtes tempérées et froides de l’hémisphère nord. c’est l’espèce de Pinnipèdes dont le dimorphisme sexuel est le moins marqué (chez les Pinnipèdes, ce dimorphisme est corrélé au degré de polygamie : plus l’espèce est polygame et plus les mâles sont imposants). L’otarie à fourrure australe vit quant à elle sur les côtés d’Amérique du Sud.
Le crâne du phoque commun est plat avec un rostre (museau) mince, de larges orbites et une boite crânienne ronde. Le crâne de l’otarie est également plat, avec un rostre encore plus fin et petit. Les orbites sont moins larges et la cavité nasale est beaucoup plus réduite.
Le dimorphisme sexuel est très important chez les otaries, avec chez certaines espèces des mâles jusqu’à cinq fois plus grands que les femelles. Leurs crânes sont beaucoup plus imposants, et les crêtes qu’on trouve à l’arrière du crâne (sagittale et occipitale) sont très développées. Sur cette otarie l’os est fin, le crâne est petit et aucune crête n’est visible. Pour moi il s’agit donc probablement d’une petite femelle.
Chez les Otaridae l’extrémité antérieure des os frontaux (en rose sur la photo suivante) s’étend entre les os nasaux (en bleu), tandis que chez les Phocidae, c’est l’extrémité postérieure des os nasaux qui se trouve entre les os frontaux.
Chez le phoque l’os temporal est très développé (en orange). Le muscle temporal s’insère en partie sur cette surface osseuse. Et qui dit plus grande surface d’insertion, dit muscle plus grand et plus fort. Ce muscle permet de fermer la mâchoire : on a donc là un phoque avec une force dans la mâchoire plus importante que l’otarie, ce qui doit lui faciliter la tache pour attraper ou déchiqueter ses proies.
Là encore (photo suivante) on voit que le museau de l’otarie est réduit par rapport à celui du phoque et beaucoup plus étroit. On remarque également bien que ses orbites sont plus petites et moins rondes. Etant donné que les phoques sont les Pinnipèdes les mieux adaptés à la vie aquatique, il est possible que le fait d’avoir de plus grosses orbites soit en lien avec une meilleure acuité visuelle sous l’eau ?
Outre le fait que le phoque n’a pas d’oreille externe, au contraire de l’otarie, la structure de l’oreille interne semble également très différente. On peut déjà voir au niveau externe du crâne que les bulles tympaniques (en rose sur la photo suivante), qui contiennent cette structure, sont très différentes. Chez le phoque elles sont larges et gonflées, avec un méat (conduit) auditif très petit. Chez l’otarie, elles sont plates et réduites en comparaison, avec un méat tout aussi petit. Ont-ils alors une ouïe différente ?
Les canines du phoque (à droite sur le diptyque suivant) sont relativement réduites et les dents jugales (prémolaires et molaires) ont deux à trois cuspides (petite pointe à la surface de la dent), ce qui donne un aspect dentelé. Les canines de l’otarie (à gauche) sont plus impressionnantes, moins courbées et ses troisième incisives supérieures (notées “I3”) ont carrément l’aspect de canines (incisives caniformes). On peut dire qu’il compense une mâchoire moins puissante par des dents plus tranchantes ! Ses dents jugales sont aussi dentelées avec deux à trois cuspides mais l’effet est visuellement assez différent. Cette différence doit être une adaptation à un régime alimentaire légèrement différent (bien que ces espèces consomment toutes deux principalement poissons et céphalopodes) ou une façon de se nourrir ou d’attraper leurs proies différemment.
La formule dentaire du phoque commun est I 3/2 – C 1/1 – J 5/5 (ici j’ai mis “J” pour “jugales”). Même si certaines dents sont manquantes, cet individu n’avait pas d’anomalie dentaire. Ses dents sont très usées, ce qui me fait penser qu’il s’agissait d’un vieil individu. L’otarie à fourrure australe a en revanche une dent jugale de plus au niveau supérieur. Les dents de ce spécimen sont à peine usées, ce qui me fait penser à un adulte jeune.
Autre détail notable sur les dents : les Pinnipèdes parmi les Carnivores sont les seuls à avoir les prémolaires et molaires toutes semblables, sans carnassières. Je ne suis d’ailleurs pas capables de les différentier.
Comme sur la photo précédente, on voit chez le phoque que l’os du maxillaire, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la cavité buccale est très irrégulier et forme plein de petites aspérités autour des dents. Au contraire, l’os de l’otarie a une structure parfaitement lisse. Ces indices vont dans le sens d’un phoque sénile et d’une otarie jeune. On ne le voit pas sur les photos mais les surfaces articulaires du crâne de l’otarie (condyles des mandibules et condyles occipitaux) sont très hétérogènes, au lieu d’être lisses. Cette structure se retrouve chez les individus non matures : il se pourrait que celle-ci soit un petit peu plus jeune qu’une adulte.
Pour finir, voici le détail de l’os chez le phoque sous le crâne. Un certain nombre de trous apparaissent dans l’os (flèches noires), avec un os particulièrement fin autour, et je ne pense pas que cela soit physiologique. Peut-être est-ce lié à la vieillesse ? Il y a également une petite aspérité sur une des surfaces articulaires de l’occipital (flèche rose), propre à cet individu et sans conséquence.
J’espère que cet article vous a plu et n’hésitez pas si vous avez des questions. J’ai tenté de vulgariser un maximum pour le rendre compréhensible à tout le monde, mais j’ai peut-être pu ne pas assez expliquer certains termes ou concepts. Je n’ai pas non plus réexpliqué certaines choses, comme les usures ou formules dentaires, dont j’ai déjà longuement parlé dans le post sur les suidae.
Bon, je craque !
Je trouve ton travail génial. Que ce soit du point de vue de la photo ou de l’ostéo, ce que tu écris est toujours très enrichissant et agréable à lire. Tu n’as pas développé la tare commune à tous les pro, qui ne peuvent s’empêcher de jeter l’anathème sur tous ceux qui n’ont pas le quart de leur savoir…
Enfin, en tant que végé militant, je tenais à te dire que ton respect pour les animaux morts est admirable et très touchant.
Bonne continuation !
Mathias > Merci à toi, ton commentaire est vraiment hyper touchant ! Pour les animaux morts, ce que je fais est un peu (en plus du fait que ça touche à mon travail) du recyclage de l’extrême, mais j’aime bien leur donner une seconde vie si je puis dire et pouvoir lire des choses de leur vivant sur la structure.
En tout cas merci encore, ce genre de commentaire est rare et ça motive beaucoup pour la suite !
génial merci pour ce cours !!! encore bravo
étant grand fan d’histoire naturelle
je te félicite pour ce merveilleux travail
Bonjour ! Je vous découvre un peu par hasard, en préparant une présentation sur les mammifères marins, avec pour intéresser auditoire un crâne que j’avis trouvé il y a quelques années sur la laisse de mer, en Patagonie, un peu en dessous de la péninsule Valdès, sans trop savoir s’il s’agissait d’un phoque ou d’une otarie de bonne taille. Je sais donc à présent qu’il s’agit d’une otarie, type lion de Mer. Merci !
porcelaine > Merci !
Batrachat > Contente que ça ai pu servir.
Bonjour!
Tout d’abord, je dois avouer que je suis tombée sur ce blog au hasard. Je travaille en archéozoologie, du moins je suis étudiante encore. Je suis tombée sur toutes tes illustrations (je cherchais quelque chose en rapport avec le blaireau) et je dois dire que ton blog est vraiment EXCELLENT. J’ai déjà des sites/livres/références pour l’ostéologie, mais j’en ai appris beaucoup en lisant ce que tu mets sur l’ostéologie (je n’ai pas encore tout lu).
Vraiment, c’est un très bon/grand travail, et ça me ferait plaisir de discuter de façon plus poussée avec toi de tout ça. En attente de ta réponse, je te donnerais mon mail après, si tu es d’accord évidemment 🙂 .
Emingway > Merci! N’hésite pas à m’envoyer un mail si tu le souhaites.