Aujourd’hui je débute un nouveau projet un peu particulier sur le blog, le projet Lost Films, à propos de photographies argentiques, mais pas vraiment les miennes. Tout a commencé il y a deux semaines, lors d’une balade aux Puces le dimanche matin, où j’ai trouvé une boite remplie de pellicules photos, dans leurs tubes d’origine.
Il y avait un total de 24 pellicules 135mm en noir et blanc, dont 5 sans leur tube. Toutes avaient déjà été développées mais probablement jamais numérisées, et oubliées depuis longtemps.
La plupart des tubes a été gravée avec des lieux et des dates, toutes entre 1936 et 1941. Je me suis dit qu’avec des photos contemporaines de la Seconde Guerre Mondiale, je ne pouvais pas laisser passer ce lot. Je suis donc repartie avec lui, très curieuse de découvrir s’il y avait des photos de la guerre.
Les tubes sont de différentes marques : 4 de Kodak pour le film Panatomic, 9 d’Agfa avec les films Isochrom F, Isopan F, Isopan FF et Isopan ISS, 2 de Lumière pour le film Lumipan, avec des dates de péremption (novembre 1940) et trois de marque inconnue. L’un contenait même une bobine vide de Kodak Panatomic-X (Panchromatique Extra Grain).
J’ai eu beaucoup de chance car l’un des films était entouré d’un papier avec des notes pour faire des tirages, qui présente une en-tête. Y figure le nom de Maurice Jourtau, externe des Hôpitaux de Toulouse. Partant du postulat que ces photos ont été réalisées par cet homme, j’ai fait des recherches sur lui.
(source : Ebay)
Il a soutenu une thèse en 1939 à Toulouse intitulée Production d’Électricité par les Tissus Vivants et le rôle dans la Conduction Nerveuse, présidée par le Professeur L. C. Soula (1888 – 1963), professeur de physiologie à la faculté de Médecine de Toulouse et qui était apparemment une connaissance de son père.
Son jury de thèse était également composé de Louis Bugnard (1901 – 1978), entre autres professeur de pharmacodynamie puis de physiologie à la faculté de Médecine de Toulouse et directeur de l’Institut National d’Hygiène à Paris (vous pouvez consulter son CV entier ici, ça fait vraiment rêver) ; Henri-Victor Vallois (1889 – 1981), entre autres professeur d’anatomie à la faculté de Médecine de Toulouse et directeur du Muséum d’Histoire Naturelle et cette même ville ; Joseph Ducuing, professeur de clinique cancérologique, chirurgien chef des Hôpitaux et directeur du Centre Anti-Cancéreux de Toulouse ; et enfin Paul Guilhem, professeur agrégé d’obstétrique.
De ces informations, j’en déduis que Maurice Jourtau a dû naître eux environs de 1910 et que son père était peut-être médecin.
(source : Ebay)
Le portrait de gauche correspond à celui de L. C. Soula et celui de droite à Louis Bugnard :
(source : archives du CHU de Toulouse)
Article du Midi Socialiste n° 13.281 du 9 février 1939 qui annonce que Maurice Jourtau, suite au concours d’internat en médecine a été nommé externe en 1er le 24 janvier 1939 :
(souce : Bibliothèque de Toulouse)
J’ai également appris qu’après avoir échappé à la Milice (où ? quand ?), il avait rejoint le maquis de Citou (maquis de la Montagne Noire) en juin ou juillet 1944. L’activité principale du maquis était la réception de parachutages d’armes. Ses maquisards ont également participé aux combats de la Libération et ont constitué en partie le Bataillon Minervois du 81 RI, créé à Carcassonne à la fin de l’année 1944.
Maurice Jourtau s’est ensuite (après avoir rejoint le maquis ? après la guerre ?) installé à la ferme de Prat Majou à côté de Laure-Minervois à l’époque (domaine actuel viticole qui se trouve désormais sur la commune de Laure-Minervois ?).
Il était médecin médaillé de la Résistance à Caunes Minervois. J’en déduis qu’il a survécu à la guerre et qu’il venait de Caunes Minervois, dans l’Aude. Par ailleurs, un Jourtau était maire de cette commune en 1926. Le stade de Caunes porte aujourd’hui le nom de Maurice Jourtau, peut-être en hommage à ses actions durant la guerre.
Ce sont actuellement toutes les informations que j’ai pu collecter sur cet homme, et je dois dire qu’elles correspondent bien avec ce que l’on voit sur ces pellicules.
J’ai ensuite numérisé chaque image de chacune de ces 24 pellicules de 36 poses, pour un total de 790 photographies (merci ma Epson Perfection V500 que j’ai acheté d’occasion il y a peu). Certaines sont des photographies de vacances, et d’autres, à partir de fin 1939, des photos de la Seconde Guerre Mondiale, puisque notre photographe a été mobilisé ou s’est engagé.
Même si les dates gravées couvrent une période allant de 1936 à 1941, au moins une pellicule semble être postérieure à la guerre, puisque l’on y voit des ruines de blockhaus allemands à Marseille.
Dans un registre plus technique, le couvercle de la boite contenant les films porte la mention Films Retina
. J’en déduis, par rapport à cela et à la chronologie, que les photos ont été prises avec un Kodak Retina (produit entre 1934 – 1936) ou un Kodak Retina I (produit entre 1936 – 1950).
Ce sont les premiers Kodak à soufflet pour pellicules 135mm, que Kodak a mis sur le marché en même temps (1934) que les cartouches jetables 135mm en aluminium (les bobines dans lesquelles se trouvent les films, qu’on utilise toujours actuellement, mais en matière plastique). C’était un grand changement pour l’époque, puisque cela permettait pour la première fois de charger une pellicule dans un appareil photo à la lumière du jour.
Les photos que j’ai scanné ont une qualité qui correspond tout à fait à ce type d’appareil photo. A l’époque ces appareils coûtaient $57.50 d’après ce document de Kodak. Je ne connais pas le niveau de vie de l’époque, mais j’imagine qu’il fallait être plutôt aisé pour en acquérir un, surtout produit à l’étranger (Allemagne) ?
Kodak Retina I (source : Süleyman Demir)
Heureusement, même à l’époque, sur les bordures des films étaient précisés la marque et le type d’émulsion. Les films ne correspondent pas forcement à la marque des tubes dans lesquels ils sont rangés, mais voici les émulsions utilisées : Agfa Isopan F (produit dans les années 30-40), Agfa Isopan FF, Agfa Isopan ISS (produit à partir de 1935), Kodak Panatomic, Kodak Panatomic-X (produit entre 1933 et 1987), film Lumière et film Zeiss Ikon. Tous monochromes bien sur, et tous particulièrement rayés :(.
Je vous montre aujourd’hui quatre previews de ces pellicules :
Toulouse, 1937. Une femme qui regarde des tirages sortis d’une pochette avec une publicité pour les pellicules Lumière Super Lumichrome 28.
Gap, février 1940.
Montpellier, 1939. Je pense qu’il s’agit de la période d’entrainement avant de partir à la guerre de notre photographe, qui, à partir de cette date, a beaucoup photographié ses frères d’armes.
Mâcon, 1940. On peut voir un aumônier militaire à gauche.
Maintenant que je vous ai introduit tout cela, je vais vous expliquer en quoi va consister ce projet Lost Films. Et bien tout simplement, chaque dimanche, pendant 24 semaines, je vais poster une pellicule complète de ce lot, par ordre chronologique, en la commentant et en faisant un maximum de recherches dessus.
J’ai ressenti énormément de choses en numérisant toutes ces images mais également en faisant ces recherches. J’ai l’impression de découvrir un trésor caché, ces photos ont 80 ans et il y a peut être des dizaines d’années que personnes n’a posé les yeux sur les tirages qui devaient accompagner ces pellicules (peut-être même n’existent-ils plus). J’étais émerveillée en découvrant chaque photographies, particulièrement celles de la guerre. Il y en a d’autres, dans un registre totalement différent, qui ressemblent tellement à des photos de randonnée que j’aurai pu faire le mois dernier (d’ailleurs maintenant je sais que le sac de randonnée que j’utilise pour transporter mes appareils photos doit être bien vieux car c’est un modèle très similaire avec ceux qu’on voit sur les photos de Maurice Jourtau). Je pense que ces 790 photos forment également un beau témoignage de l’avant-guerre et de la guerre, et ont une réelle valeur historique. D’autre part, ce projet comble à la fois mon amour de la photo argentique, celui des vieilles choses et ma passion pour rechercher des trucs.
Chaque dimanche je vous invite donc ici pour découvrir une pellicule de la Second Guerre Mondiale, et peut-être même que vous pourrez m’aider à restituer certains lieux ou m’apporter d’autres informations. Et puis si jamais je trouve d’autres films de ce genre, cela pourra continuer à alimenter le projet. D’autres lieux, d’autres gens, d’autres époques.
Et pourquoi le dimanche ? Parce que c’est jour des Puces :).
Un grand merci à Panda, qui m’aide dans ce projet, car ses connaissances de l’histoire et de la géographie du sud de la France sont bien supérieures aux miennes.
PS : l’appareil photo présent sur les photos est un Agfa Billy Record 4.5 (1945-1949) et n’a rien à voir avec le lot, mais je voulais quand même glisser un appareil plus ou moins contemporain de la WW2 ;).