Résumé : Aujourd’hui je prends la parole pour rendre public un litige avec l’artiste Romain Gandolphe, et témoigner de ce que je vis. Ce litige est aussi bien personnel que professionnel. Il concerne notamment deux de mes projets et ce que je considère comme une récupération de mes processus artistiques dans le domaine de la photographie. Je trouve que cela s’inscrit dans un contexte plus large où la reconnaissance de certain·e·s artistes par les institutions du milieu de l’art crée des enjeux de pouvoir.
Aujourd’hui je prends la parole pour rendre public un litige avec l’artiste Romain Gandolphe, et témoigner de ce que je vis.
Ce texte a été très difficile à écrire, parce qu’il évoque des faits compliqués à vivre pour moi, mais aussi, parce que m’exprimer publiquement sur ce sujet ne m’enchante pas. J’évoquerai ici les faits concernant le domaine professionnel, le contexte qui part d’une situation personnelle, les recours, mon choix de passer par ce biais et les perspectives derrière ce témoignage.
Pour donner des éléments de contexte, avant d’être en litige au niveau professionnel, nous avons un passif personnel. J’ai été en relation avec Romain durant plusieurs mois entre 2021 et 2022. J’ai trouvé les deux premiers mois très chouettes mais j’ai également trouvé que la suite prenait une direction très compliquée, qui m’a mené·e à arrêter cette relation. J’ai vécu des choses que je considère comme très violentes que je ne détaillerai pas ici, jusqu’à mon départ, rendu difficile parce que je vivais dans la peur que Romain se suicide en réaction à mes actes. J’ai ressenti que mon départ n’avait pas été accepté. Romain a ensuite coupé le contact pendant plusieurs mois, puis ses deux tentatives de reprise de contact m’ont fait peur, et je n’ai pas donné suite. Nous n’avons plus eu de contact direct depuis, je considère que nous sommes dans une situation de désaccords irréconciliables sur le plan personnel de mon côté et c’est donc dans ce contexte que j’ai découvert ce que je vais énoncer.
Pour ce qui est de mon contexte professionnel, je fais de la photographie depuis 25 ans, et cela fait plus de dix ans que m’investis beaucoup à développer mon travail avec du matériel argentique et instantané. Les choix de sujets, projets, matériels utilisés, techniques de prise de vue, techniques de développement, etc. découlent de plus de dix années d’expérimentations très personnelles. Certains projets sont marqués par des idées politiques et militantes fortes. J’ai aussi, au fil des années, créé du contenu pédagogique sur le sujet, toujours accessible sur mon blog, ainsi que dans l’ouvrage Review Argentique, publié en 2017 (où je donne des bases sur la photographie argentique, et y teste quantité d’appareils, pellicules et techniques).
Depuis 2016, je travaille sur un projet photographique de façon épisodique, Arctic Circle. Dans ce projet, je voyage et réalise des œuvres photographiques en zone arctique et subarctique, principalement autour des écosystèmes et de la faune. Je voyage en général à deux, avec une voiture, une tente, du matériel de camping et mon matériel photographique.
Parmi ces voyages, j’en ai réalisé un en 2018 avec Odin, en Laponie finlandaise, en partant de Rovaniemi et jusque dans la péninsule de Varanger, en Norvège. Des clichés de ce voyage ont été publiés dans plusieurs revues, ils ont été exposés, ont fait l’objet d’une interview pour Lomography et d’une publication, Sápmi, en 2020.
Parmi ces voyages, j’en ai également réalisé un en 2021 avec Baptiste, dans le nord-ouest de la Norvège, en partant de Tromsø, pour aller à Senja, dans les archipels des Lofoten puis des Vesterålen. Des clichés de ce voyage ont été publiés dans plusieurs revues, ont aussi fait l’objet d’une interview pour Lomography, ont été exposés, et une publication est en préparation.
Le projet et les publications en question sont visibles sur mon site.
Dans les deux cas, les itinéraires réalisés sont le fruit de choix personnels faits en fonction de mes intérêts (je suis biologiste et archéologue de formation). Les étapes mélangent donc plages, réserves ornithologiques, réserves naturelles, architecture contemporaine, musées d’histoire naturelle, sites archéologiques, etc.
J’ai donc été, dans le contexte où je me considère en très mauvais termes avec Romain depuis fin 2022, très choqué·e de découvrir un travail et une mise en scène que je considère similaires aux miens en janvier 2023. J’ai été mis·e au courant par des proches qui connaissent mon travail.
Voici un récapitulatif, dans l’ordre chronologique, de ce que j’ai pu observer sur deux des comptes Instagram et le site de Romain. Toutes les captures ont donc été faites à partir de contenu public, visible par tout·e. J’ai placé son contenu en regard de mon travail à titre de comparaison. Je trouve ce contenu similaire au mien, chacun·e restant libre de se faire son propre avis.
Chaque portion de tableau est cliquable pour avoir accès aux visuels avec une meilleure lisibilité.
Je suis à titre personnel encore aujourd’hui très choqué·e du tournant qu’a pris le travail de Romain, que je considérais comme axé autour de l’écriture et de la performance jusque-là.
Dans le portfolio de Romain figurent également des voyages en pèlerinage sur la trace d’œuvres d’autres artistes, plus précisément les œuvres éphémères des artistes Lucy R. Lippart et Robert Barry, dans l’Arctique canadien et le désert Mojave. Mais je considère que la situation ici est différente car ces artistes sont reconnu·e·s au niveau institutionnel, iels sont largement cité·e·s dans les travaux de Romain, Romain n’a jamais été en relation avec elleux et la restitution de ces travaux était sous forme de récits et de vidéos. Je considère que la photographie argentique n’était jusqu’ici pour Romain pas un médium de travail (cela est précisé plus haut dans le tableau : « L’argentique a largement participé à la joie de mon dernier voyage. Et mis à part avec les jetables, je n’en avais quasiment plus fait depuis la deuxième année aux beaux-arts… c-à-d 2012. »)
J’ai l’impression que l’on retrouve la grande majorité des étapes de mes voyages de 2018 et 2021 dans celui de Romain en 2023. A part pour rejoindre la péninsule de Varanger aux Lofoten (la partie pour joindre mes deux voyages donc), Romain ne semble pas avoir fait d’autres étapes que celles que j’ai faites. J’ai la sensation que ces deux voyages, qui me sont très chers et qui représentent environ cinq semaines de ma vie, et donc mon intimité de ces semaines-là (en plus de mon travail), ont été visités par quelqu’un d’autre. J’ai la sensation qu’une personne, que je ne souhaite pas avoir dans ma vie, s’est glissée dans ma peau à mon insu ; qu’elle a mis en scène la visite de mon intimité. C’est extrêmement perturbant et violent pour moi.
D’un point de vue professionnel, ces voyages et les œuvres que j’y ai créées sont l’aboutissement d’années de pratiques, d’essais, d’erreurs et de choix avec le médium photographique, qui me sont propres. Je suis très heureux·se que mon travail inspire d’autres personnes à se mettre à l’argentique ou à aller vivre leurs propres aventures en Arctique. La transmission est une valeur importante pour moi, j’ai d’ailleurs été enseignant·e durant plusieurs années. Mais là, je vis toute cette situation comme étant très violente.
J’ai offert un exemplaire du livre Sápmi à Romain lorsque nous nous sommes rencontré·e·s, mais je ne me souviens pas qu’il ait jamais été question de préparer un voyage en Norvège ou en Finlande ensemble. D’après mes souvenirs, Romain avait également assisté à un développement de pellicule par mes soins, et je ne me rappelle pas que Romain ait manifesté un intérêt particulier.
Et au-delà de mes pratiques artistiques, c’est aussi un phénomène que j’ai l’impression de constater sur son Instagram : le développement, que je considère soudain, de passions que j’estime similaires (l’escalade par exemple), une évolution dans sa façon de mettre en scène sa vie qui se rapprocherait de la mienne, faire une story qui – j’ai l’impression – fait référence à ma passion pour Elizabeth Siddal et Dracula le jour de mon anniversaire, etc. Mis bout à bout, cela me fait peur. J’ai l’impression qu’une autre personne tente de se glisser dans ma peau.
Depuis, j’ai également découvert que Romain a utilisé un design typographique que j’avais créé en 2021 pour le tatouer sur sa peau, qui constitue une mise en scène stylisée d’une citation de Ian McEwan extraite du roman Atonement, 2001, dans une de ses œuvres et ce, sans mon accord ou même m’en parler. Cette œuvre est aujourd’hui exposée dans un centre d’art à Toulouse.
À la suite de ces découvertes, une de mes proches a tenté la discussion avec Romain, sans succès, au début de son voyage. J’ai contacté Romain et essayé de discuter par l’intermédiaire d’avocat·e·s.
Aujourd’hui, les publications ont été retirées de son Instagram mais pas de son site internet. Un autoportrait de Romain avec l’œuvre de Dan Graham a également été utilisé comme portrait officiel en avril 2023 pour sa résidence aux Ateliers des Arques, et n’a pas été retiré d’Instagram.
Depuis son voyage, Romain publie à nouveau du contenu avec du matériel argentique que je considère similaire à celui que j’utilise (notamment mes pellicules préférées, les Lomochrome Purple, quasi systématiquement utilisées pendant mes voyages). Cela me donne l’impression d’un manque de prise au sérieux de la situation, d’une absence de remise en question et que Romain poursuit une pratique photographique que je considère similaire à la mienne.
Je vais donc poursuivre mes démarches jusqu’au tribunal.
Pourquoi donc parler de cela publiquement aujourd’hui en plus de démarches juridiques ? Il y a plusieurs raisons.
Déjà, la justice a pour rôle de trancher en faveur de la partie qui aura les meilleurs arguments juridiques, en lien avec des lois et des cas antérieurs similaires, qui sont ce qu’ils sont à un instant T. L’aspect moral et l’aspect légal ne vont pas systématiquement de pair. Par exemple, le fait que je considère qu’une personne soit en train de « me copier », c’est un acte que je considère immoral, mais qui n’est pas en soi nécessairement illégal.
D’une façon générale, plusieurs ouvrages ont pu souligner le fait que la justice française protège mal les femmes, les personnes assignées femmes et/ou les personnes queer face aux hommes et personnes identifiées comme telles. Je vous recommande d’ailleurs le travail de Valérie Rey-Robert (notamment sur le traitement des violences sexuelles par la justice française). J’évoque aussi la question par rapport aux féminicides dans cet article.
La justice ne prend pas systématiquement partie des victimes et tout le monde n’est pas nécessairement égal face à elle.
Il s’agit par ailleurs de procédures qui sont extrêmement longues, qui peuvent durer plusieurs mois à plusieurs années, et qui sont onéreuses. En attendant, cela ne m’empêche pas de témoigner de ce que je vis.
Qu’il s’agisse d’une procédure légale, ou de témoigner ici, dans tous les cas je sais que cela ne me rendra pas les mois de relations durant lesquels j’avais peur et je n’arrivais pas à travailler. Je sais que cela ne me rendra pas tous ces mois depuis janvier où j’ai arrêté de sortir de chez moi et d’avoir une vie sociale par peur de croiser Romain dans les cafés autour de mon lieu de travail ou dans la salle d’escalade que je fréquente le plus sur Lyon, où Romain montre sur Instagram se rendre régulièrement alors même que d’après moi, Romain habite dans le sud-ouest. Cela ne changera pas le fait qu’en mars, je suis allé·e présenter mon travail la boule au ventre au Festival de cinéma Écrans Mixtes, parce que Romain avait posté sur Instagram être dans la séance d’à côté. Cela ne changera pas l’attaque de panique que j’ai vécu en juin à la Pride de Lyon en apprenant que des ami·e·s auraient à priori reconnu Romain dans le défilé. Cela ne me rendra pas tous ces mois depuis janvier où ma santé mentale a décliné, où mon temps de travail, ma créativité et mes revenus se sont amoindris, mais aussi le temps et l’argent que j’ai investi dans cette procédure.
Cela ne changera pas la détresse que j’ai vécue et les ressources perdues.
En revanche, je pense qu’il est primordial lorsque l’on vit un épisode traumatisant, de prendre la parole si on a la capacité de le faire. Plus on témoigne de ce qui nous arrive et plus cela peut donner la force à d’autres de se battre, se protéger ou de témoigner de vécus similaires. L’outil de représentation est puissant et important. On a pu constater par exemple avec le mouvement #metoo que la représentation des victimes et des violences a entraîné des répercussions incroyables. Cela permet de se sentir entendu·e et moins seul·e.
Ce sont d’ailleurs mes proches et d’ancien·ne·s proches de Romain qui m’ont confié qu’ielles auraient vécu·e·s des expériences similaires avec Romain, qui m’ont donné la force d’en parler. Cela m’a permis de comprendre que je ne serais pas seul·e à vivre cela.
Le collectif queer de performance et de drag Les enfants de Diane se serait par exemple désolidarisé de Romain en début d’année pour des questions de divergences d’éthique du travail et de valeurs morales.
L’artiste Ophélie Demurger, qui a vécu avec Romain, m’a fait part de vécus qui auraient été similaires. En effet, en échangeant, nous nous sommes rendu·e·s compte de temporalités et mécanismes qui auraient été identiques dans nos relations, ainsi que de la même détresse au moment d’y mettre fin. Elle m’a aussi fait part de son impression de récupérations, dans le processus créatif de Romain, d’éléments du travail de certains proches.
Je n’ai pas l’impression que mon expérience soit isolée.
Aujourd’hui, j’ai besoin de ressentir que Romain me laisse partir, ainsi que mon travail.
Quel que soit votre opinion à l’issue de cette lecture, merci de ne pas contacter Romain : le cyber harcèlement est puni par la loi et cela n’apporte jamais rien de positif à qui que ce soit. Je souhaite que ma voix soit entendue, rien de plus.
Et enfin, je ne peux m’empêcher de voir ce que j’ai vécu s’inscrire dans un contexte plus large, que je considère comme systémique et patriarcal.
Je suis une personne qui a été éduqué·e en tant que femme, qui est outé·e comme queer depuis très longtemps, qui est devenue artiste à temps plein sur le tard, sans formation artistique académique, sans connaissances et soutiens dans les milieux institutionnels de l’art, et qui aujourd’hui n’arrive absolument pas à vivre de ma production photographique.
Et aujourd’hui je témoigne d’une expérience qui implique une personne qui a été éduquée en tant qu’homme, qui est diplômée des Beaux-Arts, qui y a fait de la recherche, qui je pense a un soutien et gagne sa vie grâce aux milieux institutionnels de l’art. C’est aussi une personne qui réalise des œuvres performatives qui s’inscriraient dans le mouvement artistique de l’appropriationnisme, vis-à-vis notamment d’auteurices féministes (voir son exposition actuelle Dans le corps du texte au centre d’art Le Lait où sont repris des extraits des œuvres de Paul Preciado, Virginie Despentes, Virginia Woolf) ou d’artistes gays (voir Untitled (To the man in the mirror) où est repris le travail de Felix Gonzalez-Torres, Untitled (Go-Go Dancing Platform)). Romain utilise même son corps pour le placer au centre de ces œuvres (rôle du gogo dancer dans Untitled, son corps tatoué placé au centre des œuvres littéraires féministes dans Dans le corps du texte). Mais il s’agit d’auteurices et d’artistes dont le travail est reconnu et avec lesquel·le·s il ne peut donc pas y avoir (ou peu) d’enjeux de pouvoir économique, même si iels ne sont pas forcément cité·e·s (comme Felix Gonzalez-Torres).
Dans mon cas, au contraire, cette question sur les enjeux de pouvoir économique se pose. Je n’ai ni emploi, ni argent, ni reconnaissance de la part de ces milieux. Je peine à vendre mon travail. Ce que je considère comme la récupération de tout mon processus créatif et d’un de mes projets au long court, sans mon accord, dans ce contexte-là, je trouve cela violent.
Et au sujet du soutien institutionnel, la reconnaissance d’une personne dans le milieu de l’art donne justement cette possibilité d’axer son travail sur celui des autres, en le récupérant sans faire référence au sens premier alors que ce sens peut être très politique et essentiel (je pense notamment au travail de Felix Gonzalez-Torres qui évoque les pertes liées au SIDA dans les années 80-90 dans le milieu gay, problématique qui n’est plus visible dans Untitled (To the man in the mirror)). Car oui, l’art, comme le reste, est politique. Et pour moi aujourd’hui, ce que je vis comme une intrusion dans mon intimité et dans mon travail s’inscrit aussi dans ce contexte-là.
En 2017 un article pointait la récupération du travail d’autres artistes sur le site Osskoor. Je cite son auteur, Maxence Alcalde, sans reprendre à mon compte ses propos : « Le plus gênant est sans doute le prix décerné à Romain Gandolphe dont la vidéo A venir (2017) parait très inspirée d’Espaces Augmenté (2012) d’Arnaud Cohen(sans la portée politique !) ou de la rétrospective de Gianni Motti Plausible Deniability (Migros Museum, 2004) ; et A la recherche (2017) également assez proche des expériences d’Anne-Françoise Penders (2000) autour du land art historique… ».
Et ça, ce sont des privilèges que d’une façon très générale les hommes et personnes identifiées comme telles dans le milieu de l’art institutionnel semblent encore avoir encore beaucoup trop.
Je recommande d’ailleurs le travail de Julie Beauzac dans le podcast Vénus s’épilait-elle la chatte ? qui traite de ces problématiques dans l’art occidental.
J’ai l’impression de toujours voir le même schéma se répéter, et toujours au profit des mêmes personnes.
Merci pour votre lecture et à celleux qui me soutiennent.